Il est mort de réflexion
Mercredi après midi, Joël est revenu plus tôt que d’habitude à la Cour. « Je vais au quartier. Nous avons appris que mon vieux voisin, de plus de 80 ans, est décédé ».
Décidément, les anciens passent une sale période avec tout ce qui arrive dans la vie des quartiers ces derniers mois : la compression des familles, qui accueillent un plus grand nombre de personnes en leur sein, les difficultés d’approvisionnement, la privation de mouvement et de communications, etc.. Samedi dernier, un ami du mouvement enterrait sa grand-mère, à Sica 2, tout près. Le même jour, un autre ami perdait son grand-père de 70 ans.
Joël, ce mercredi, prend vite fait quelques restes du repas gardés pour lui, et s’en va « donner un coup de main pour les préparatifs ». Nous le reverrons passer le lendemain matin, pour se changer et partir au travail. Le soir du jeudi, il repart vers son quartier. Il explique :
« Nous avons préparé hier la sépulture, et enterré le corps dans un bel endroit de la concession, derrière la maison. En effet, presque plus personne ne peut aller enterrer ses morts dans les cimetières à cause de tous les problèmes ! Trouver un véhicule, aller en sécurité, creuser la tombe, amener des outils… : tout est problématique. On s’est retrouvé avec les mêmes voisins que ceux du mois dernier, quand notre vieux avait été cambriolé. Il avait eu la visite de quatre hommes, la nuit, qui avaient tout emporté de chez lui. Il était resté plié et effrayé dans un coin de sa pièce en voyant tout partir, même ses tabourets et sa marmite ! Avec ces mêmes voisins, on l’avait aidé le matin à rassembler des ustensiles, un tabouret, et on avait réparé sa porte avec des morceaux de bois et des clous. Il y avait même des soldats MISCA congolais qui avaient apporté des paumelles et des clous pour nous aider ! » (….)
Joël passera la nuit de jeudi à vendredi à prier, chanter, lire des passages des Ecritures, et causer entre voisins.
Vendredi soir lorsque la maisonnée est endormie, nous nous réunissons, en petite équipe de coordination. Joël nous raconte comment cet homme avait été un des pionniers du quartier. Manifestement, durant la veillée, plusieurs personnes ont pu raconter tranquillement qui avait été cet homme pour son quartier. Pas de sono, pas de prédicateurs, pas d’instruments, mais des moments de partage et de mémoire. Présents : les voisins, les amis. Les fils de ce monsieur étant établis à 60 km de la capitale, et pour certains dans des villages de cette province, n’ont pas pu être avisés directement : le message a été laissé aux radios locales. De plus, comme cette même semaine du décès avait été marquées par les désordres créés par le passage aller-retour d’une des colonnes tchadiennes de rapatriement, les communications étaient d’autant plus compliquées.
Joël nous fait vivre des souvenirs de ce vieux monsieur :
Souvent, il avait raconté comment, à son arrivée dans le quartier, celui-ci était inondable. Il y avait des endroits où des chasseurs mettaient des pièges pour attraper les rats et des nasses pour les poissons en saison des pluies. Avec trois autres voisins, ils avaient fait du terrassement, bouchant des trous d’eau. Il se souvenait d’avoir été de ceux qui avaient apporté les fondations de l’Eglise de la Trinité, ainsi que de l’école, faisant des voyages depuis le quartier Lakouanga avec des pierres sur la tête. Ils fabriquaient des coussinets de chiffon, de bois et de feuilles pour porter cela sur la tête et sur le dos. Il se souvenait souvent aussi avoir « dessiné » le quartier, c’est à dire avoir planté des piquets de bois là où des espaces communs devaient être réservés : pour le terrain de foot, la maison des jeunes, le dispensaire…
En quelques mots pudiques, Joël décrit ces moments qu’il aime tant, quand paisiblement les gens qui partagent le même espace de vie peuvent faire mémoire de leur histoire, et se fonder dans leurs convictions. En remémorant combien cet homme avait « créé et délimité » des espaces publics pour le bien commun, du culte à l’école, des loisirs au marché, Joël se souvenait de ces autres hommes qui en une nuit, un mois auparavant, avaient semé la peur et l’inquiétude dans le cœur de ce vieil homme.Gisèle, qui écoute, conclut : « Il est mort de réflexion ».
« D’avoir été pillé, de tout voir cassé, cela ne l’a pas tué tout de suite. Mais en y pensant, en voyant tous ses biens cassés ou volés, c’est aussi son histoire, la considération qu’on lui doit comme vieux qui lui a été enlevée. A force de réfléchir à cela, il est mort de réflexion ».Il est mort de réflexion, une mort entraînée par ces jeunes gens qui se joignent au pillage sans penser du tout. Si les gens ne pensent pas, alors le sens de l’histoire est perdu et tout est permis, même voler un vieil homme et le conduire à sa mort.